Vous ne fabulez pas: le nombre de personnes queer et trans qui souhaitent fonder une famille est en hausse. Selon les données de 2019 de l’organisation américaine à but non lucratif Family Equality, 77 pourcent des milléniaux·ale·s LGBTQ2S+ ont déclaré qu’iels étaient déjà parents ou qu’iels envisageaient d’avoir des enfants. En fait, les milléniaux·ales étaient 44 pourcent plus susceptibles de vouloir des enfants que leurs aîné·e·s queer et trans.
Malgré cette hausse, les personnes queer et trans continuent de faire face à des obstacles dans l’accès aux soins liés à la reproduction et à la fertilité. Kristin Liam Kali, sage-femme basé·e à Seattle, ne le sait que trop bien. En plus que 25 ans de carrière, iel a travaillé avec des centaines de futurs parents queers et trans qui ont souffert d’un manque de soins. En 2022, le désir de Kali de pallier à cette lacune a donné naissance à un bébé d’un nouveau genre : Queer Conception, un guide de fertilité pour les personnes queer et trans. Nous avons rencontré Kali pour parler de son livre et de ses meilleurs conseils pour les futurs parents.
Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire sur la fertilité pour les personnes queer et trans?
Lorsque vous cherchez des informations sur la fertilité et la reproduction sur des sites web, dans des articles issus de la recherche médicale ou encore dans des déclarations d’organisations du domaine de la santé, c’est comme si nous n’existions même pas... À moins qu’il ne s’agisse de cliniques de fertilité qui s’adressent spécifiquement à nous et qui veulent que les personnes queer et trans leur donnent de l’argent. Bref, nous existons, nous fondons des familles et nous méritons d’être informé·e·s par, pour et sur nous. Écrire ce livre était un moyen de soutenir les personnes de ma propre communauté.
D’un point de vue plus personnel, je suis devenu·e sage-femme parce que je crois que devenir parent est un aspect transformationnel et intégral du développement humain. Nous acquérons une identité en tant que parent, une identité qui change complètement notre façon de vivre.
Je n’ai jamais essayé de concevoir, mais j’ai essayé de parcourir le système de santé en tant que personne queer et trans. La plupart du temps, il est difficile de trouver des informations fiables.
Exactement. Les cliniques de fertilité et la médecine existent, mais elles sont conçues pour les personnes cis et hétérosexuelles ayant des problèmes d’infertilité. Ainsi, les plans de traitement et les décisions sont souvent basés sur des recherches qui ne s’appliquent pas aux personnes queer et trans n’ayant pas de problèmes d’infertilité connus. En ce qui concerne les parents célibataires par choix et les couples de même sexe, les très rares recherches publiéesmontrent en fait que nous ne pouvons pas bénéficier de la médecine de l’infertilité si nous sommes fertiles.
Je veux que les praticien·ne·s travaillent avec le corps plutôt que d’essayer de réparer quelque chose qui n’est pas brisé. Les gens, quels que soient leur genre et leur sexualité, peuvent trouver quelqu’un qui prendra en charge leurs problèmes d’infertilité. Mais si une personne cherche simplement à tomber enceinte et n’a pas spécifiquement besoin de solutions pour l’infertilité, concentrons-nous sur son empuissancement, son incarnation et son agentivité.
Vous avez dit qu’un drapeau de la Fierté dans une clinique ne garantit pas que les médecins sont favorables aux LGBTQ2S+. Comment les gens peuvent-iels évaluer si un·e professionnel·le de la santé leur conviendra?
Appelez-les et voyez comment iels répondent au téléphone. Est-ce qu’iels assument votre genre en se basant sur le son de votre voix? Est-ce qu’iels supposent le genre de votre partenaire? Vous pouvez également consulter les recherches menées sur la santé des personnes trans et la constitution des familles queer. Qui sont les auteur·ice·s et dans quelles cliniques travaillent-iels?
Il est également judicieux de demander à votre entourage s’il existe dans votre communauté des professionnel·le·s de la santé qui pourraient répondre à vos besoins spécifiques. Qui sont les professionnel·le·s de la santé accueillant les personnes grosses? Qui sont les professionnel·le·s BIPOC? Qui connaît bien les questions de racisme et de handicap? Vous ne devriez pas avoir à subir de discrimination simplement parce que vous entrez dans ce qui est culturellement considéré comme une institution cis et hétérosexuelle.
Dans votre livre, vous parlez d’une autre population mal soignée : les familles poly. Quels sont les éléments à prendre en compte avant d’essayer de concevoir un enfant?
La négociation, l’établissement de limites, la conscience de soi et la responsabilité mutuelle font toutes partie de la structure des familles polyamoureuses. Si vous avez l’intention d’avoir un bébé, cela signifie que vous allez approfondir d’environ dix fois la façon dont vous organisez normalement votre relation.
Les dynamiques de pouvoir au sein de la relation—des facteurs tels que la propriété immobilière ou le lien biologique d’un parent avec l’enfant, par exemple—sont amplifiées, car chaque nouveau parent est profondément vulnérable, tant sur le plan psychologique qu’émotionnel. Nous réexaminons nos styles d’attachement lorsque nous devenons parents, et plus il y a de partenaires dans une famille, plus il y a d’éléments à prendre en compte. L’avantage est qu’il y a plus de soutien, plus de mains, plus de personnes pour s’occuper du bébé.
Une section de votre livre est consacrée à la « grossesse queer ». Qu’est-ce que cela signifie pour vous?
Je veux que les personnes puissent sortir des normes culturelles prescrites concernant la gestation et l’accouchement, et prendre des décisions basées sur leurs propres expériences. Le terme « queerness » fait référence à la création de nos vies afin qu’elles nous servent plutôt qu’aux normes prescrites. Ce n’est pas parce que vous êtes enceinte que vous devez vous conformer à ce que la culture attend de vous.
Prenons le concept de « mère ». Vous êtes peut-être une mère qui n’a pas accouché et vous ne vous reconnaissez nulle part. Vous pouvez vous demander,« Mon Dieu, comment puis-je me voir dans ce rôle ? » — surtout si votre partenaire fait d’autres choses culturellement « maternelles », comme allaiter et nourrir, et que vous ne le faites pas. Dans ces cas-là, la culture dominante sape nos compétences ainsi que notre estime et notre connaissance de soi. Je veux combler ce fossé et ramener les gens à elleux-mêmes, et à leur juste place dans leur propre famille.
Vous vous intéressez beaucoup à la santé mentale des futurs parents pendant et après la conception.
Si la santé mentale ne fait pas partie de la réflexion, on laisse de côté un aspect important du soin. Le fait d’évoluer dans le monde en tant que personne queer ou trans est traumatisant. Nous devons tenir compte des traumatismes et du stress post-traumatique, ainsi que de l’impact des expériences traumatiques antérieures sur nous pendant les périodes de profonde vulnérabilité. Il est important d’adopter une approche qui tient compte des traumas lors de la grossesse, de l’accouchement et de l’entrée dans la vie parentale— que ce soit pour les partenaires qui donnent naissance ou pour celleux qui ne le font pas.
Nous savons que la grossesse peut affecter la santé mentale, mais j’ai été surprise d’apprendre que les parents non-gestationnels présentent un risque plus élevé de dépression lorsque leur partenaire est enceinte. Que peut-on faire pour protéger sa santé mentale dans ces situations?
Le fait de devenir parent vous transforme, c’est pourquoi il est précieux d’avoir un·e thérapeute qui vous corresponde. Vous pourriez chercher quelqu’un qui a de l’expérience en santé mentale périnatale, ou un·e thérapeute relationnel·le si vous devenez parent en partenariat, ou avec des coparents. Que vous ayez un·e partenaire romantique, des partenaires multiples ou des coparents non romantiques, la thérapie peut vous être bénéfique dans cette transition. Cela dit, l’accès varie en fonction de l’endroit où vous vivez et des ressources financières dont vous disposez. C’est là que les soins communautaires entrent en jeu.
Dans les mois qui suivent la naissance d’un enfant, les parents queer et trans peuvent se rendre compte qu’iels ont soudain beaucoup en commun avec les parents cis et hétérosexuels, car s’occuper d’un nouveau-né est une expérience unificatrice. D’un autre côté, les parents queer et trans qui entrent dans une pièce où se trouvent des Karens cis et hétérosexuelles découvriront probablement que certains aspects d’elleux-mêmes ne seront pas représentés dans cet espace, ou qu’iels ne pourront même pas en parler. Je pense donc que le fait que les personnes queer et trans se rencontrent et se soutiennent mutuellement après avoir eu des bébés contribue à la santé de nos familles à long terme.
De plus, les enfants sont très observateurs. Si iels font l’expérience d’une communauté de familles comme la leur, leur propre sentiment de marginalité sera minimisé — et leur propre sentiment de normalité et de reconnaissance sera accru.
Supposons qu’une personne trans envisage de porter un enfant ou de fournir du sperme, mais qu’elle hésite. Quels sont les facteurs décisifs à prendre en compte?
Je pense que c’est vraiment différent selon que l’on produit des spermatozoïdes ou des ovules, et que ce sera encore plus individualisé pour les personnes intersexes.
Nous savons que les personnes qui prennent de la testostérone et qui souhaitent tomber enceintes peuvent arrêter de prendre leurs hormones d’affirmation de genre pour que leurs règles reprennent. À ce moment-là, leur capacité de reproduction ressemblera à celle des autres personnes de leur âge.
Pour les personnes transféminines, c’est un peu plus compliqué. La prise d’hormones peut en fait limiter les futures options. Il existe des cliniques de fertilité qui accueillent les personnes transféminines qui souhaitent payer pour conserver leur sperme, mais on leur dit souvent de ne venir à la clinique que quelques fois. Ensuite, lorsque ces personnes viennent me voir, elles me disent qu’elles ont déposé du sperme, mais je découvre qu’il ne s’agit que de quatre flacons, ce qui est très peu. Il est très compliqué de passer par ce processus lorsque les personnes commencent leur transition et qu’elles sont émotionnellement vulnérables. Mais les cliniques font un mauvais travail en n’encourageant pas cette population à conserver une quantité de sperme appropriée.
On pense à tort que les personnes ayant subi une chirurgie du haut ne peuvent pas allaiter. Avez-vous des conseils à ce sujet?
De nombreuses personnes ont la capacité de produire du lait dans des conditions hormonales adéquates. La lactation est tout à fait possible pour les femmes transgenres et peut être profondément valorisante. Pour les personnes transmasculines qui ont eu une chirurgie du haut, cependant, les conduits qui permettent la lactation peuvent avoir été coupés. Les chirurgies qui impliquent une greffe de mamelon, par exemple, sectionnent le canal, ce qui inhibe la capacité de lactation.
Cela dit, il est possible de nourrir votre bébé—qu’il s’agisse du lait humain d’une donneuse, du lait de votre partenaire ou d’une préparation lactée—grâce à un système d’allaitement complémentaire qui permet au bébé de s’accrocher à votre poitrine et de s’alimenter.
Dans votre livre, vous abordez un autre mythe répandu en matière de fertilité : la poire à jus [turkey baster]. Pourriez-vous nous en dire plus?
Wow, par où commencer avec la poire à jus? Évidemment, c’est un peu loufoque. Je pense que l’idée persiste parce qu’elle concerne la cuisine, le cœur de notre maison, et qu’il n’y a rien de plus DIY que de se servir d’une poire à jus. Mais déplions un peu la situation. Une éjaculation humaine représente environ deux à quatre centimètres cubes, soit quelques cuillères à soupe. Si vous avez déjà arrosé une dinde, vous savez que la différence de volume est considérable. De plus, il n’est pas nécessaire d’avoir une énorme poire à jus dans son corps—c’est pour ça que nous avons des seringues.
Ce qui est vrai, c’est que les personnes queer et trans peuvent tout à fait concevoir elles-mêmes. Si vous avez dans votre vie quelqu’un qui a du sperme et qui est prêt·e à en donner, qui est digne de confiance et qui ne présente pas de risque de transmission d’ITSS, vous pouvez commencer à bâtir votre famille vous-même.
Parfois, quels que soient les efforts fournis, il n’est pas possible de concevoir un enfant. Et pour certaines de ces personnes, l’adoption n’est pas envisageable parce qu’elles sont trans, travaillent dans l’industrie du sexe, ont de faibles revenus, etc. Quels conseils leur donneriez-vous?
Avant tout, je veux qu’elles reconnaissent que notre monde est régi par le capitalisme et que ce n’est pas parce que vous n’êtes pas reconnu·e·s par cette structure que vous ne « méritez » pas d’être parents. Votre désir de donner de l’amour à un petit être humain est quelque chose d’inestimable.
Il y a tant de façons d’avoir des enfants dans sa vie. Et il existe des façons créatives de construire une famille et de devenir parent avec d’autres personnes. La coparentalité est un engagement à vie, si bien que trouver les bonnes personnes avec qui construire une famille est plus facile à dire qu’à faire. Il ne faut pas s’engager trop vite, mais c’est possible. Alors, continuez à demander, à chercher, à parler et à trouver des moyens de façonner votre vie d’une manière qui a du sens pour vous.